TRAVAIL SOCIAL ET ACTE EDUCATIF

Publié le par Thieni Hama

La présente analyse permet de saisir non seulement théoriquement mais aussi de façon pratique ce qu’on appelle acte éducatif en travail social, elle est extraite de l’ouvrage de Joseph Rouzel. C’est quoi un acte éducatif ? Quelles sont les tenants et les aboutissants d’un acte éducatif ? Telles sont les questions qui feront l’objet d’analyse de la part de ce spécialiste du travail social en institution.

QU’EST-CE QU’UN ACTE ?

Cette question étreint tout un chacun avec un arrière-fond d’idéal : y aurait-il un acte parfait, un produit enfin fini, homologué, reconnu de l’action ?

Si l’on savait enfin répondre à cette question, on pourrait en produire, des actes, à la pelle et sur commande. Or nous avons beau faire des projets, des programmes, des prévisions, des prédictions, surgit au détour de l’action, de toute action — ce n’est pas spécifique au champ social — de l’imprévu, de l’inouï, de l’insu. Visiblement il y a quelque chose qui cloche dans nos conceptions d’un acte découlant de façon programmatique d’intentions rationalisées. L’obsession gestionnaire et managériale qui empoisonne aujourd’hui le champ de l’intervention sociale, accompagnée de ses retombées techniciennes (démarche qualité, norme ISO, management, etc.) est, me semble-t-il, à verser au compte des défenses contre ce fait : nos actes ne répondent pas et pourtant il nous fait en répondre. Un projet ne se mesure-t-il pas aux capacités des acteurs à en accepter une certaine dérive par rapport aux objectifs fixés. Sans cela jamais Christophe Colomb embarqué pour ouvrir une voie par l’ouest vers les Indes occidentales, n’aurait découvert un nouveau monde.

Fondamentalement c’est justement ce qui nous échappe qui signe et qualifie un acte en tant que tel. L’acte se produit lorsque le sujet est hors de lui. Colère, passage à l’acte, acte manqué, suicide... se révèlent alors paradoxalement comme la quintessence d’actes réussis.

Comment alors rendre compte d’un acte, comment prendre acte de ce qui nous échappe ? Car l’action n’est pas l’acte. L’acte n’est visible que dans l’après-coup et demande un dispositif et une élaboration pour apparaître en tant que tel. Il est déterminé par trois points de repères :

Lacte produit une coupure dans l’histoire des peuples ou l’histoire des sujets ;

Lacte se définit dun franchissement ;

Sil échappe au sujet, lacte engendre un sujet nouveau, il modifie ses points darrimages aux autres, au monde et à soi-même. Il est facteur dun changement irréversible.

D’un point de vue théorique, nous emprunterons à la topologie la figure dite « bande de Möbius» pour donner à voir la structure d’un tel acte. Cette bande inventée par le mathématicien allemand du même nom dans les années 1850, est facilement réalisable à partir d’une bande de papier à laquelle on fait subir une torsion pour en coller les extrémités. Si la bande originale avait bien deux côtés (bilatère), cette nouvelle figure n’en possède plus qu’un: on la dit unilatère. Si on coupe cette bande dans le sens longitudinal, on se retrouve avec une bande qui à nouveau possède deux faces. Cette figure permet de formaliser la coupure de l’acte éducatif et son résultat.

Là où la confusion introduite par le désir inconscient noie le sujet dans une indistinction entre réalité sociale et réalité psychique, ce qui se manifeste dans les passages à l’acte, oublis, déréalisations diverses, etc., la coupure opérée par l’acte rétablit la différence.

Pour illustrer ce repérage nous prendrons appui sur deux actes historiques : le franchissement du Rubicon par Jules César ; l’appel du 18 juin de Charles de Gaulle.

  • Jules César tout d’abord. En ces temps anciens, César est général en chef de l’armée romaine. Une loi veut que l’armée reste cantonnée au-delà d’une frontière naturelle représentée par un petit ruisseau, le Rubicon. Toute transgression visant à déborder cette frontière ne peut être interprétée que comme un passage à l’acte, une menace contre la cité romaine. Un beau jour—notons comme cette expression va comme un gant à ce qui se profile à l’horizon comme acte — César, sans comprendre vraiment ce qui lui prend, pousse son cheval dans la traversée du ruisseau-frontière, il jette ces quelques mots qui ont eux aussi traversé l’histoire : « Alea, jacta est », « les dés sont jetés », autrement dit son sort est scellé. Comme on dit : « passé les bornes, il n’y a plus de limite ». Il marche sur Rome, prend le pouvoir. La face du monde et sa propre histoire d’homme s’en trouvent à jamais bouleversées, sans retour possible à un état initial du monde ou de sa vie d’homme.
  • De Gaulle présente un tableau un peu semblable. Petit général de brigade il fuit la France, où le maréchal Pétain vient de le condamner comme rebelle. Il arrive en Angleterre, il est seul, et là aussi sans se rendre compte de ce qu’il fait, il délivre à la radio un message le 18 juin 1940 qui modifie radicalement la trajectoire de sa propre vie comme du peuple de France. Lorsqu’on lit ses Mémoires on a bien l’impression que, tel Jeanne d’Arc, il est guidé par une voix. Fort de cette avancée nous pourrons alors nous poser la question suivante.

QU’EST-CE QU’UN ACTE ÉDUCATIF ?

Il nous faudra d’emblée battre en brèche une illusion qui pointe, tenace, au détour de cette expression si répandue chez les éducateurs : poser un acte. En effet un acte ne saurait être programmé, c’est un mode de création inédite, une pure invention jaillie ex nihilo, ce que toutes les cosmogonies ne cessent de mettre en scène : la création jaillit du néant. Par contre il revient aux éducateurs, dans le quotidien, de poser les cadres, d’assurer les dispositifs qui permettent qu’un acte prenne naissance et de construire les appareils d’évaluation pour en prendre la mesure. Il s’agit de se rendre compte qu’un acte produit un sujet qui peut prendre acte de ce qu’il a, et de ce qui l’a produit. L’acte sera donc et du côté de l’éducateur et du côté de l’usager. Dans l’avant de l’acte on pourra envisager ce qui dans l’action éducative et l’agir vient favoriser une mise en acte. Encore convient-il d’éviter de plonger dans l’activisme ou l’inertie. Un des empêchements majeurs pour produire un acte consiste à en faire soit trop, soit trop peu. L’agitation ou l’attentisme renvoient dos à dos à la même impasse.

Attendre dans un bureau, comme on le voit malheureusement parfois, en espérant que vienne s’y déposer la vraie demande de l’usager, ou courir partout dans l’institution, en proposant à tour de bras des activités pour qu’il n’y ait pas de vide... participent de la même résistance : empêcher que ce qui nous échappe se produise, freiner la production d’un acte qui ne peut que bouleverser l’existant. Ce sont autant de tentatives de maîtrise. Et ce d’autant plus que, les politiques sociales, gouvernées en sous-main par une idéologie scientiste, poussent à ce mode d’instrumentalisation de l’action éducative.

Dans la foulée de l’acte, vient l’idée d’acteur. « L’usager acteur de son projet » est un leitmotiv présent dans tout projet institutionnel. La tentation serait forte alors de répéter sous forme d’injonction et sur tous les tons, y compris les plus pervers : sois acteur de ton histoire, c’est un ordre, car c’est écrit dans les textes ! Belle double contrainte s’il en est !

Il faudra envisager comment d’un point de vue de l’éthique du sujet, une telle position est soutenable pour un éducateur. Sans doute que la seule voie praticable pour un éducateur pour accompagner un usager en position d’acteur, consiste à se situer soi-même comme acteur, ce qui n’est pas sans entraîner une série de questions sur le plan institutionnel.

En quoi les éducateurs sont-ils considérés (et se considèrent-ils) comme les acteurs de l’action éducative ? Même question pour toutes les catégories de personnel, des services généraux aux cadres de direction. Qu’en est-il d’une action dont la responsabilité est subjectivement et collectivement partagée ? Quel mode d’organisation quotidienne requiert une institution qui inscrit une position d’acteur au centre de ses dispositifs ? Quelles valeurs, quels totems érigés, quels signifiants maîtres, comme disait Lacan, soutiennent chacun dans sa position d’acteur, c’est-à-dire de sujet responsable de ses actes ? Sans doute faudrait- il retrouver les voies anciennement frayées par la psychothérapie institutionnelle, pour (re)commencer à répondre à ces questions. Ce n’est guère au goût du jour. Mais il y a là un paradoxe : l’institution des acteurs ne peut découler que des acteurs de l’institution. Autrement dit il y faut certaines conditions pour qu’un acte éducatif puisse émerger. Si l’acte éducatif engage le seul sujet, sa production par l’action éducative est l’affaire de tous. L’institution et son quotidien comme théâtre est une métaphore parlante. « Le monde est une scène » écrit Shakespeare. Certains auteurs, dans la foulée d’un sociologue original, comme le fut Erving Goffman, vont même jusqu’à promouvoir le concept d’« analyse dramaturgique ». Chez Goffman l’espace des relations sociales, comme au théâtre, se distribue en une avant-scène et des coulisses. On pourrait cependant noter que du coup la place du spectateur reste dans l’ombre. Les éducateurs ne peuvent pas changer les personnes qu’on leur confie, ce serait d’une prétention sans nom, mais ils peuvent susciter des occasions, construire des dispositifs,  animer des espaces de médiation où le sujet met en scène son propre changement. S’il y acte de l’éducateur c’est dans ce dédoublement de l’agir et de l’action qu’il se profile. Mais ce n’est que dans un effet d’après-coup, qui relève d’une élaboration de sens, que l’éducateur peut mesurer ce qui dans son action a permis qu’un sujet se déplace, qu’il ne soit plus tout à fait le même. Alors l’acte éducatif relève d’une sorte de création commune. Si un acte peut se produire chez un sujet dans l’action éducative, donc, je le rappelle, chez l’éducateur, comme chez l’usager, il est conditionné par quatre repères:

les médiations : espace de la rencontre éducative, des activités éducatives partagées, du « faire ensemble », voire du « vivre avec », entre usager et éducateurs, où se transfère et se joue le manque inhérent au désir et à la nature de l’objet qui le troue ;

des instances d’élaboration où les éducateurs puissent prendre acte de ce que produit en eux la relation éducative engagée avec un usager (analyse des pratiques, instance clinique, supervision...) et de ce qu’elle produit chez ceux dont on dit qu’ils ont la charge (synthèses, projets personnalisés...) ; instances de maniement du transfert et de « transfert du transfert » ;

linstitution, site à différencier de l’établissement. Chacun y est acteur, de sa place, à partir d’un fond de scène, d’un « praticable » commun, comme-un ;

des lieux pour rendre compte de leur pratique, non seulement en intra, ce qu’on nomme à juste titre évaluation, mais aussi en externe.

Tant que des éducateurs n’investiront pas des espaces publics de mise en scène de leurs actes, comme les colloques, journées de réflexion, colonnes des revues du secteur, etc., on ne saura pas ce qu’ils font1. L’orientation logique de l’acte, je la tire jusqu’au bout : il s’agit de produire un savoir qui donne, seul, les coordonnées et la mesure des actes. Chaque acte produit dans le travail éducatif fait l’objet d’une création, d’une invention, d’une trouvaille, qu’il faut faire savoir à la communauté restreinte à l’institution, mais aussi élargie à la dimension de la société.

In, Joseph ROUZEL, Le quotidien en éducation spécialisée, Paris, Dunod, 2020

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